XVII
RETROUVAILLES

Le lieutenant de vaisseau Charles Keverne, debout bras croisés près de la rambarde du gaillard d’arrière, observait l’activité bourdonnante déployée autour et au-dessus de lui. Au lieu de retourner dans la baie, l’Euryale avait mouillé avec ses conserves à quelque distance de la pointe. A l’heure présente, dans la pâle lumière du matin, même les collines et l’horizon dénudés paraissaient moins hostiles, la forteresse paisible et inoffensive.

Il emprunta une lunette à l’aspirant de quart pour la pointer sur la Tanaïs qui tirait sur son câble dans la brise fraîchissante, ses ponts et ses vergues également noirs de matelots. Il discernait sur sa hanche les marques occasionnées par la collision avec l’énorme masse de l’Euryale, et il rendit grâce au ciel d’avoir pu réparer espars et gréement avant le retour à bord du commandant.

A l’instar des autres officiers et hommes du rang, il avait regardé Bolitho franchir la coupée avec un mélange d’inquiétude et de soulagement. Le sourire que celui-ci arborait était sincère et il n’était pas douteux qu’il fût heureux de se retrouver à son bord. Toutefois, à voir le bras fortement comprimé dans une écharpe et la grimace de douleur qu’il avait eue lorsqu’on l’avait aidé à prendre pied sur le pont, Keverne s’était demandé si Bolitho était suffisamment remis pour assumer ses fonctions.

Le bâtiment avait été en proie à des spéculations sans fin depuis le triste retour qui avait suivi la chasse infructueuse et l’abordage avec la Tanaïs. L’humeur de Broughton avait été à la hauteur des événements et, pour cette raison aussi, Keverne espérait que Bolitho saurait autant conseiller son supérieur que voir aux mille choses présidant à la bonne marche de son navire.

Keverne passa en revue tout ce à quoi il s’était employé jusque-là : le remplacement d’une partie des hommes tués ou blessés lors des attaques contre Djafou, le rembarquement des fusiliers, sans compter tous les préparatifs d’une nouvelle croisière. Il allait devoir parler avec Bolitho de la question de l’encadrement. Lucey et Lelean morts, Bolitho lui-même affaibli, on allait se trouver terriblement à court d’officiers au moment où l’on en avait le plus grand besoin.

Le lieutenant Meheux arrivait à grandes enjambées sur le passavant. Il toucha son chapeau.

— Ancre à long pic, monsieur ! — il semblait assez joyeux. Je ne suis pas fâché de quitter ce trou à rats pour toujours !

— On est en train d’amener le pavillon de la forteresse, monsieur ! annonça Partridge.

Keverne pointa de nouveau sa lunette juste comme le pavillon disparaissait derrière les remparts, et il se demanda ce qu’allait éprouver le dernier homme à quitter l’endroit après que les mèches auraient été allumées.

Il fit signe à un aspirant.

— Mes respects au commandant, monsieur Sandœ. Informez-le que l’ancre est à long pic et que le vent a halé le sud-ouest.

— De ce côté-là, on est vernis, commenta Partridge tandis que Sandœ s’éloignait. Voilà qui va nous éviter de suer sang et eau pour parer la pointe.

Keverne se raidit en avisant une voilure bistre qui se détachait de la forteresse. Il s’agissait de la Turquoise. Dans la clarté matinale, le brick avait un air de joliesse et de gaieté. Encore une chance d’envolée. Il aurait pu être sien. Il se demanda l’espace d’un instant si Bolitho n’avait pas décidé de le garder comme second en raison de son infirmité. Mais il chassa cette idée tout aussi vite qu’elle lui était venue. Ni Bickford, qui avait été avec le commandant, ni même Sawle, qu’il avait dans le nez, ne s’étaient vu offrir ce commandement. C’était donc à l’évidence Broughton qui avait rédigé l’ordre de propulser comme un météore un simple lieutenant du Valeureux jusqu’au premier échelon d’une promotion digne de ce nom.

Une irritation soudaine monta en lui. Que d’efforts gaspillés en pure perte. Et quand on arriverait en vue des côtes ennemies, nul doute que l’amiral aurait de nouveaux motifs d’insatisfaction.

— Le Navarra dérape, monsieur !

Keverne regarda la prise établir ses huniers et commencer de louvoyer pesamment sous les murailles de la forteresse. Comme tous les autres bâtiments du petit convoi à destination de Gibraltar, elle était noire de monde, civils et prisonniers de guerre confondus. Une traversée qui ne s’annonçait pas de tout repos, songea-t-il, maussade.

Il entendit un bruit de pas derrière lui. C’était Bolitho.

— Cette brise m’a l’air favorable, dit celui-ci en parcourant le pont supérieur du regard. Signalez à l’escadre : « Faites voile. » Puis commandez l’appareillage, je vous prie. Nous suivrons une route nord-nord-ouest conformément aux instructions de Sir Lucius.

— Du monde au cabestan ! hurla Keverne.

Un aspirant était occupé à griffonnrer sur son ardoise, que regardaient l’équipe de signaleurs, déjà penchés sur les fanions requis.

— L’Hekla est en train de ranger la forteresse, monsieur, annonça l’aspirant Tothill.

Bolitho prit une lunette et la pointa sur la petite galiote à bombes. Hormis un cotre chargé d’embarquer les artificiers au tout dernier moment, l’Hekla était le dernier navire à quitter la baie. La baie et ses souvenirs de souffrance et de mort, de victoire et de reddition. Peut-être qu’un jour quelqu’un d’autre tenterait de réoccuper la place, de réparer la forteresse et d’y instaurer derechef les moyens de l’esclavage et de l’oppression. Mais peut-être le monde aurait-il à cette époque pris une bonne fois position contre de telles méthodes.

Les huniers de l’Hekla s’emplirent de vent en même temps que le navire plongeait dans les premiers creux. Il n’était pas aisé de tenir une longue-vue d’une seule main et il fut navré de constater qu’il avait déjà le souffle court. Il résolut de s’attarder encore un instant sur le pont. Il parcourut lentement de l’objectif le gaillard d’avant de la galiote, où les matelots en chemise à carreaux s’activaient aux bras et aux écoutes après un virement de bord. Puis il reconnut Inch, qui, accoté à la lisse, son corps frêle corrigeant la gîte prononcée, agitait en l’air son chapeau. Bolitho le revoyait sur le pont exposé tandis que les caronades tonnaient sauvagement. Il revoyait également son expression atterrée lorsque lui-même avait été fauché par la balle d’un tireur anonyme. Aujourd’hui, avec sa flottille composite et ses passagers bavards, Inch prenait un nouveau tournant, et il fallait espérer qu’il ne ferait pas de mauvaise rencontre sur le chemin de Gibraltar.

Bolitho se raidit en avisant une autre silhouette qui rejoignait Inch à pas prudents. Bien que l’Hekla fût maintenant distant d’un bon demi-mille, il distinguait sa chevelure qui flottait dans le vent, ses dents blanches sur son visage hâlé, sa robe dont le jaune éclatait dans la lumière éblouissante. Elle aussi faisait des signes et il se prit à croire qu’il entendait une fois de plus sa voix comme il l’avait écoutée une nuit que tout était calme et silencieux.

— Veuillez prendre cette lunette, monsieur Tothill.

Puis il se campa sur ses jambes et se mit à agiter son chapeau lentement d’avant en arrière. D’aucuns le considéraient avec étonnement, mais Allday, qui se tenait près de l’échelle, pouvait voir son visage, et il lui vint un sourire reconnaissant.

Cela n’avait tenu qu’à un cheveu. Et si elle n’avait pas été là… Allday fut parcouru d’un frisson et se retourna pour regarder Calvert qui arpentait sombrement le passavant en prenant appui sur les filets. Le jeune homme semblait plus retranché en lui-même que jamais et il laissait rarement échapper une parole, même à l’adresse des autres officiers. Allday se dit que c’était grande pitié, car le lieutenant de pavillon ignorait à quel point il faisait, depuis son retour, l’objet de discussions aussi passionnées qu’admiratives lors des repas de l’équipage. Allday secoua la tête. Nul doute que Calvert avait un père fortuné qui saurait lui éviter la potence ; mais peut-être le jeune homme ne se souciait-il plus de ce qui l’attendait. Pour l’heure, il fixait avec indifférence les eaux mouvantes qui battaient le long du bord.

— Ah, Calvert ! – toutes les têtes se tournèrent avec ensemble pour voir Broughton dévaler l’échelle de dunette. Venez voir par ici !

Le jeune homme, l’air circonspect, se dirigea vers l’arrière et porta la main à son chapeau.

— Monsieur ?

— Nous avons beaucoup de pain sur la planche aujourd’hui… commença Broughton.

Il regardait sans la voir l’étrave mafflue de l’Hekla enfourner dans la houle languide ; puis il se tourna vers Bolitho et ourla les lèvres en une ombre de sourire.

— … Aussi accepterez-vous peut-être de partager mon dîner lorsque nous en aurons fini avec les écritures ?

Allday, qui n’en croyait pas ses oreilles, vit pendre la mâchoire de Calvert. Tous, jusqu’à Broughton, avaient, semblait-il, changé d’opinion sur son compte.

Bolitho se retourna, arraché à sa rêverie par la voix de l’amiral.

— Je vous demande pardon, monsieur. Je ne vous avais pas vu.

— Ah ? fit Broughton en hochant la tête.

— Toutes les unités ont hissé le pavillon d’aperçu, monsieur ! lança Tothill, auquel ce bref échange avait échappé.

— L’ancre est à pic ! hurla Meheux, posté aux bossoirs.

Bolitho se retourna pour crier :

— Faites servir, monsieur Keverne !

Tandis que l’on redescendait les signaux, le pont du navire s’anima du tumulte de l’appareillage. Bolitho s’accrocha des deux mains à la lisse et leva la tête vers la mâture. Les gabiers couraient garnir les marchepieds. Bientôt, les voiles se déployèrent les unes après les autres pour aussitôt se gonfler dans un claquement de tonnerre.

— L’ancre est dérapée, monsieur !

Meheux, qui agitait le bras là-bas sur le gaillard, paraissait minuscule, simple silhouette se détachant sur les reliefs du promontoire.

Les matelots brassèrent les vergues, le timonier abattit en grand. Alors, animé d’une puissante poussée, l’Euryale s’inclina pesamment vers son reflet, immergeant ses mantelets de batterie basse, et se plia avec une docilité pleine de dignité aux lois du vent et du gouvernail.

— Reprenez les bras de sous le vent ! mugissait Keverne dans son porte-voix. Mettez-moi ces traînards au travail, monsieur Tebbutt ! Le Valeureux l’emporte sur vous aujourd’hui !

Bolitho, qui avait gagné l’avant, se pencha par-dessus la lisse pour contempler l’ancre, que les hommes de Meheux étaient en train de caponner, ses oreilles ornées de longues algues jaunes. Il regarda vers l’autre bord et vit la Coquette et la Sans-Repos qui établissaient déjà leurs perroquets et bondissaient à travers des cataractes d’embruns, distançant rapidement les bâtiments plus lourds.

— En route au nord-nord-ouest, monsieur ! annonça Partridge – il se tamponna les yeux et leva la tête vers les vergues et le grand hunier, dont la puissance faisait gîter le bateau. Près et plein !

Broughton s’empara d’une lunette et dit avec irritation :

— Signalez à toutes les unités : « Conservez positions prévues. »

Il se tourna pour observer le Valeureux, qui, foc en ralingue dans une confusion toute momentanée, avait lofé pour s’aligner sur le sillage du vaisseau amiral.

— Puis-je déployer les perroquets, monsieur ? demanda Keverne.

— Tirez le meilleur parti du vent, lui répondit Bolitho.

Au moment où le second regagnait la lisse en courant, on entendit un bruit sourd, effrayant. Toutes les lunettes du bord réfléchirent le soleil en s’orientant d’un même mouvement vers la forteresse. Le grondement se mua avec une terrible soudaineté en plusieurs colonnes de feu et de fumée noire qui semblaient interminables et indestructibles, et dissimulaient complètement ce qui se passait en dessous.

Ensuite, lorsque le vent emporta enfin cette fumée en direction du promontoire, on découvrit ce qu’il restait de la forteresse. La tour centrale s’était effondrée comme la cheminée lézardée d’un antique four à chaux, le reste des murs et des remparts n’était plus que gravats. D’autres explosions suivirent de proche en proche comme une bordée réglée, et l’on se figurait Mr. Broome, le canonnier d’Inch, en train de placer amoureusement ses mines. Bolitho suspendit sa respiration à la vue d’une petite forme sombre s’éloignant lentement sous la fumée, le bateau qui, d’un cheveu, transportait Broome et ses hommes en sécurité.

— Dire que cet endroit en a tant vu ! soupira Giffard.

— Vous pouvez le dire ! approuva Broughton en regardant Bolitho.

Lorsque la cloche piqua huit heures et que la bordée du quart du matin se mit à ses différentes tâches sur le pont ou dans le gréement, la petite escadre se trouvait déjà à sept milles de terre.

Allongé sur le banc-couchette de sa chambre, Bolitho contemplait le Valeureux, qui se profilait sur la côte à demi estompée. Ce n’était plus qu’une tache, un banc ondulant de violets, au-dessus duquel la fumée de Djafou souillait l’azur d’un immense voile noir qui allait en s’évasant.

Il pensait à Lucey et à Lelean, à Witrand et à tant d’autres restés là pour l’éternité. Seul Draffen avait été embarqué, sa dépouille soigneusement scellée dans un fût d’alcool en vue d’un enterrement plus convenable le jour hypothétique où le vaisseau finirait par toucher l’Angleterre.

Il s’appuya au rebord de la fenêtre, les oreilles pleines du sifflement familier des haubans et du gréement. Il faudrait bientôt refaire le pansement et, une nouvelle fois, il retiendrait son souffle de crainte que la blessure n’eût empiré.

Puis il se mit à penser à Catherine Pareja et à cette dernière nuit avec elle dans la tour. A la simplicité de ces instants, à son désir éperdu tandis que, allongés, immobiles, ils écoutaient le chuintement des vagues au pied des murs. Se fût-il conduit de même s’il n’avait pas été grièvement blessé ? Aurait-il laissé les choses se faire ? Alors même qu’il se remémorait leur paisible étreinte, il sut la réponse et en éprouva de la honte.

 

Spargo, le chirurgien de l’Euryale, lui tendit une main carrée et velue.

— Tenez, monsieur, accrochez-vous bien.

Bolitho se leva de son bureau et lança un regard à Keverne.

— Cet homme est un bourreau de travail, dit-il en souriant pour masquer son inquiétude. Je crains que nous ne lui en donnions pas assez.

Puis il prit la main de Spargo dans la sienne et, la serrant de toutes ses forces, il sentit une crampe monter dans son avant-bras.

Il y avait trois jours que l’escadre avait quitté Djafou et, depuis lors, Spargo n’avait cessé de venir le trouver à quelques heures d’intervalle pour refaire les pansements, explorer et examiner la plaie, au point que Bolitho avait fini par considérer que ce tourment n’en finirait jamais.

Spargo relâcha sa main.

— Cela n’a pas si mauvaise figure, monsieur, concéda-t-il à contrecœur, ce que Bolitho avait appris à entendre comme une louange pour le travail d’autrui, mais demande à être surveillé de très près.

Comme toujours, une mise en garde lui tenait lieu d’ancre de salut. Juste au cas.

Keverne se détendit un peu.

— Je vais vous laisser, monsieur. Voilà qui conclut pour aujourd’hui les affaires du navire.

Bolitho remit son bras en écharpe et gagna la fenêtre. Il observa le Valeureux qui, à un bon demi-mille sur l’arrière, était en train de serrer ses cacatois. Tachetant les vergues comme autant de points noirs, les gabiers s’échinaient sur la toile raidie par le sel. Il allait être midi. Cela faisait trois jours que l’on bataillait contre des airs inhabituellement contrariants et que chaque paire d’yeux fouillait un horizon éblouissant en quête d’une voile. N’importe quelle voile.

L’escadre se trouvait maintenant à une quarantaine de milles dans le sud-sud-est de Carthagène et, s’il y avait eu le moindre bâtiment ennemi naviguant dans les parages, les navires de Broughton eussent été en bonne position pour l’intercepter. Alors qu’il jetait un œil aux documents que Keverne était venu lui soumettre, Bolitho entendit le pas nerveux d’un Broughton arpentant la dunette en solitaire, que taraudait l’incapacité de trouver l’ennemi et de faire la lumière sur ses mouvements. Bolitho compatissait, car il savait que se profilaient d’autres échéances qui ne pourraient être différées très longtemps.

Buddle, l’écrivain du bord, était passé le voir en fin de matinée pour lui parler, en faisant triste mine, de réserves d’eau en baisse et de barils de viande rancie. Tous les bâtiments de l’escadre en étaient au même point. On ne pouvait compter qu’un si grand nombre d’hommes demeurerait aussi longtemps sans avitailler, et Dieu seul savait quand ce serait de nouveau possible.

Il soupira, les yeux sur la porte qui se refermait sur le chirurgien.

— Donc, Sawle est promu cinquième lieutenant en remplacement de Lucey. Cela laisse un poste non pourvu dans la grand-chambre – il réfléchissait à haute voix. L’aspirant Tothill pourrait être capable de l’occuper, seulement…

— Il n’a que dix-sept ans, objecta Keverne, et il manque d’expérience en matière de canonnage. En tout cas, il est trop utile aux signaux pour en être retiré maintenant – il eut un sourire. C’est mon avis, monsieur.

— Et je le partage, je crois, malheureusement – Bolitho prêtait l’oreille aux pas qui allaient et venaient là-haut. Nous verrons ce qu’il sera possible de faire.

Keverne ramassa les papiers, puis demanda :

— Quelles sont nos chances de trouver l’ennemi, monsieur ?

Bolitho eut un haussement d’épaules.

— A dire le vrai, je n’en sais rien – il avait hâte que son second prît congé afin de pouvoir faire travailler son bras et son épaule. A l’heure qu’il est, la Coquette et la Sans-Repos doivent être en train de croiser au large de Carthagène. Peut-être vont-elles bientôt nous apporter des informations fraîches.

On gratta à la porte. C’était l’aspirant Ashton. Il ne portait plus de bandage autour du crâne et paraissait s’être plus vite remis de sa mésaventure qu’on ne l’avait espéré.

— Mr. Weigall vous présente ses compliments, monsieur. Une voile vient d’être aperçue dans le nord-est.

Bolitho adressa un sourire à Keverne.

— C’est plus tôt que je ne pensais. Je monte.

Il régnait une chaleur étouffante sur le gaillard d’arrière et, même si la voilure portait bien sous un vent de nord-ouest bien établi, il y avait bien peu de fraîcheur pour soulager la tâche des hommes de veille. Weigall gardait un œil vers l’arrière, comme s’il craignait de ne pas entendre Bolitho approcher.

— D’après la vigie, cela ressemble fort à une frégate, monsieur.

Comme pour confirmer la chose, on entendit :

— Ohé, du pont ! C’est la Coquette !

Broughton arriva de l’arrière avec une hâte inhabituelle.

— Eh bien, messieurs ?

Ashton était déjà en tram de grimper dans les enfléchures, muni d’une grande lunette.

— Que ferions-nous sans frégates ? observa Bolitho d’un ton égal.

Les minutes s’écoulaient. Près du compas, un novice retourna le sablier sous l’œil attentif de Partridge. Ashton lança alors à pleine voix :

— Signal de la Coquette, monsieur ! – court silence. « Négatif. »

Broughton tomna les talons et, d’un ton rogue :

— Rien là-bas. Ils ont appareillé – il se tourna vers Bolitho, plissant les paupières contre l’éclat du soleil : Nous avons dû les rater de peu ! Bon Dieu, on ne les reverra plus !

Bolitho regardait la frégate changer d’amures, la grande flamme noir et blanc flottant toujours en bout de vergue. Un seul signal, mais qui, pour Broughton et peut-être beaucoup d’autres, revêtait tant d’importance ! La flotte ennemie n’était plus au port et pouvait désormais se trouver à peu près n’importe où. Pendant que l’escadre faisait des ronds dans l’eau autour de Djafou et épuisait ses ressources en d’infructueuses opérations de prise et de démolition, l’ennemi s’était volatilisé.

— Qu’ils aillent tous en enfer ! murmura Broughton d’une voix lasse.

Bolitho leva brusquement la tête lorsque la vigie annonça :

— Le Valeureux fait des signaux, monsieur !

— Furneaux sera déjà en train de rêver à son avenir ! lâcha l’amiral avec aigreur.

Tout le monde se retourna vers Tothill qui criait :

— Le Valeureux signale : « Voile suspecte relevée plein ouest. »

— Elle doit se trouver quasiment par notre arrière, monsieur – Bolitho s’adressa à Keverne : Avertissez l’escadre.

Broughton ne se tenait plus d’impatience.

— Elle va virer de bord dès qu’elle nous aura repérés ! – il eut un regard en direction de la Coquette. Inutile d’envoyer Gillmore lui donner la chasse : il ne pourra jamais remonter à temps pour l’engager.

Bolitho sentit la douleur se réveiller dans son bras, peut-être un effet de son excitation. Cette voile pouvait être un bâtiment marchand de plus ou un éclaireur ennemi. Il pouvait même s’agir de l’avant-garde d’une puissante armada. Il écarta cette dernière possibilité. Si ce navire appartenait à une flotte partie de Carthagène, il en était fort écarté ; et s’il recherchait Broughton, l’ennemi aurait à cœur de ne pas perdre de temps.

Bolitho déploya une lunette et gagna d’un pas vif la lisse de couronnement. Il aperçut, loin derrière le Valeureux, un minuscule phare carré qui était comme posé sur l’horizon.

Très haut au-dessus du pont et muni d’un puissant télescope, Ashton pouvait déjà faire une meilleure observation.

— C’est un deux-ponts, monsieur ! lança-t-il d’une voix aiguë. Toujours en approche !

Bolitho revint en hâte auprès des autres.

— Il serait judicieux de réduire, monsieur. Au moins, nous serions bientôt fixés.

Broughton hocha la tête.

— Entendu. Signalez à l’escadre.

Les heures s’étiraient. Les hommes allèrent prendre leur repas de midi et l’atmosphère se chargea d’une odeur de rhum. Il n’y avait après tout aucune raison de rompre la routine quotidienne, alors que l’on avait tout le temps voulu pour décider, le cas échéant, d’une ligne de conduite.

Le navire non identifié approchait très rapidement, surtout pour un deux-ponts. On voyait maintenant qu’il courait tout dessus. Son commandant avait même fait gréer les bonnettes, en sorte que la coque paraissait écrasée par cette immense pyramide de toile.

— Il fait des signaux, monsieur ! s’écria Ashton d’une voix exaltée.

— Alors ça ! fit Broughton en se mordillant les lèvres, le regard levé vers l’aspirant juché sur les barres de hune.

Tothill était monté rejoindre Ashton et, ensemble, ils compulsaient le livre des signaux, apparemment indifférents à ce qui se passait sur le pont, loin au-dessous de leurs jambes pendantes.

— Un bâtiment ami, monsieur, dit Bolitho. Peut-être un renfort. Au moins allons-nous peut-être glaner quelques nouvelles.

Le nez en l’air, il n’en crut pas ses oreilles lorsque Tothill hurla :

— Il s’agit de l’Impulsif, monsieur, soixante-quatre canons ! Capitaine Herrick !

Broughton se retourna vivement vers Bolitho.

— Vous le connaissez ?

Bolitho ne savait trop comment répondre. Thomas Herrick. Que de fois il avait pensé à lui et à Adam, se demandant où ils pouvaient bien se trouver et ce qu’ils y faisaient ! Et voilà que Thomas était ici. Ici même !

— Depuis des années, monsieur, répondit-il. Je l’ai eu comme second. Et nous sommes amis.

Broughton le dévisagea d’un air méfiant avant d’ordonner sèchement :

— Signalez à l’escadre de mettre en panne. Et au commandant de l’Impulsif de venir à bord – il regarda les flammes se déployer dans le vent, puis ajouta : J’espère qu’il nous sera de quelque utilité.

Bolitho eut un sourire et laissa tomber :

— Sans lui, monsieur, ce bâtiment-ci serait toujours sous couleurs françaises.

— Bon, attendons de voir, grommela l’amiral. Je serai en bas quand il arrivera.

Keverne laissa Broughton s’éloigner, puis demanda :

— Est-il vrai, monsieur, qu’il a aidé à prendre ce vaisseau ? Avec un petit navire de quatrième rang comme celui-là ?

Bolitho le regarda d’un air rêveur.

— Mon propre bâtiment était presque perdu. Le capitaine Herrick, avec son petit soixante-quatre, qui est sensiblement plus vieux que vous, est venu aux prises sans l’ombre d’une hésitation – du geste, il désigna le gaillard d’arrière. C’est là que cela s’est passé, là où se trouve Mr. Partridge. L’amiral français a fait sa reddition.

— Je l’ignorais, dit Keverne en souriant.

Il regardait le pont bien ordonné comme s’il s’attendait à y voir quelque signe témoignant du combat sanglant qui s’y était déroulé.

Tothill se laissa descendre le long d’un galhauban.

— Toutes les unités ont fait l’aperçu, monsieur !

— Mettez en panne, dit Bolitho à l’adresse de Keverne. Vous disposerez du monde à la coupée pour accueillir notre invité.

 

Bolitho prit avec son ami la direction de la grand-chambre. Arrivé au bas de l’échelle, à l’abri du grand soleil et du fracas des voiles en ralingue, il se retourna pour le regarder.

— Ah, Thomas, comme c’est bon de vous revoir !

La physionomie de Herrick, rendue soucieuse par la blessure de Bolitho, se fendit d’un grand sourire.

— Inutile de vous dire ma joie quand j’ai reçu ordre de rallier votre escadre.

Bolitho se campa sur ses jambes afin de corriger le roulis de l’Euryale travers à la houle et d’examiner à loisir les traits de son ami. Il était plus rond du visage et quelques cheveux gris dépassaient du couvre-chef frangé d’or. A part cela, il n’avait pas changé. C’étaient toujours les mêmes yeux, du bleu le plus bleu que Bolitho eût jamais vu.

— Parlez-moi un peu d’Adam. Il est avec vous ?

— Oui – Herrick considéra les fusiliers de faction au bas de l’échelle menant chez Broughton. Il brûle littéralement de vous revoir.

Bolitho eut un sourire.

— Nous aurons tout de le temps de bavarder après que vous aurez vu Sir Lucius.

— J’y compte bien ! fit Herrick en le saisissant par son bras valide.

En s’écartant pour laisser passer son ami, Bolitho avisa ses épaulettes dorées. Herrick était donc capitaine de vaisseau de première classe. Malgré toutes les couleuvres que, comme lui, il avait dû avaler…

Broughton se leva à demi lorsqu’ils pénétrèrent dans sa spacieuse cabine.

— Vous avez des dépêches pour moi, commandant ? interrogea-t-il, très guindé. Je n’attendais pas d’autre navire.

Herrick déposa une enveloppe cachetée sur le bureau.

— De la part de Sir John Jervis, monsieur – il fit la grimace. Je vous demande pardon, j’aurais dû dire Lord Saint-Vincent, puisqu’il vient de recevoir ce titre.

Broughton lança l’enveloppe en direction de Calvert qui rôdait à proximité, puis lâcha sèchement :

— Dites-moi les nouvelles. Qu’en est-il de cette satanée mutinerie ?

Herrick restait sur ses gardes.

— Il y a eu du sang de versé, et aussi pas mal de larmes ; mais après que Leurs Seigneuries ont consenti à certaines concessions, les équipages ont accepté de rentrer dans le rang.

— Accepté ? répéta Broughton en le toisant d’un air mauvais. Est-ce tout ?

Herrick se mit à fixer la cloison, une note de tristesse dans le regard.

— Les meneurs ont été pendus, monsieur, mais non sans que certains officiers aient été d’abord débarqués pour incapacité à maintenir la discipline.

Broughton bondit de sa chaise.

— Et comment avez-vous eu vent de tout cela ?

— Mon bâtiment a été impliqué dans la mutinerie, monsieur.

L’amiral le regarda comme s’il avait mal entendu.

— Votre bâtiment ? Vous voulez dire que vous êtes resté les bras croisés pendant que les mutins s’en emparaient ?

— Il n’y avait pas le choix, monsieur – Bolitho vit dans les yeux de son ami une lueur de cette ténacité qu’il lui connaissait. D’ailleurs, j’étais d’accord avec la plupart de leurs revendications. Ils m’ont permis de rester à bord parce qu’ils savaient que je comprenais, comme au reste beaucoup d’autres officiers.

Bolitho se hâta d’intervenir :

— Voilà qui est intéressant, commandant Herrick – il espérait que son ami percevrait la mise en garde. Sir Lucius a vécu à peu de chose près la même expérience à Spithead – il adressa un sourire à Broughton. Est-ce que je me trompe, monsieur ?

Broughton ouvrit grand la bouche, puis il dit :

— Enfin, dans une certaine mesure.

Herrick fit un pas en avant.

— Monsieur, je ne vous ai pas encore dit ce que je suis personnellement chargé de vous communiquer – il glissa un regard à Bolitho. J’ai été convoqué par Lord Saint-Vincent à Cadix. Il m’a donné ordre de trouver votre escadre. Il a besoin des galiotes à bombes en vue, je crois, d’une attaque contre Ténériffe. C’est le contre-amiral Nelson qui doit la commander.

— Le voilà donc contre-amiral ? fit Broughton avec aigreur.

Herrick réprima un sourire.

— Il n’y a pas deux jours, nous avons repéré une voile suspecte au large de Mâlaga. Je me suis placé entre elle et la terre, et je lui ai donné la chasse. Il s’agissait d’une frégate, monsieur, et même si mon soixante-quatre est rapide, il n’a pu rivaliser de vitesse. J’ai néanmoins appuyé la chasse à ce navire et ne l’ai perdu que ce matin. Lorsque j’ai aperçu votre vaisseau de queue, j’ai bien cru que c’était lui.

— Voilà qui est véritablement passionnant, commenta sèchement Broughton. Bon, vous l’avez perdu. Puis-je en conséquence savoir quelle raison vous avez d’être aussi réjoui ?

Herrick ne se laissa pas démonter.

— J’ai appris ce qui est arrivé, monsieur. Je reconnaîtrais ce navire entre tous. Il s’agit de l’Aurige.

— Vous en êtes sûr, Thomas ? s’étonna Bolitho.

— Absolument. J’ai servi pendant plusieurs mois à son bord. L’Aurige, sûr de sûr.

Calvert avait étalé les dépêches sur le bureau. Broughton les balaya d’un revers de main pour trouver sa carte marine.

— Où cela, Herrick ? Montrez-le-moi sur la carte !

Herrick lança un coup d’œil interrogateur à Bolitho, puis se pencha au-dessus du bureau.

— Il marchait quasiment plein est, monsieur.

— Et vous l’avez presque gagné de vitesse ? Avec un deux-ponts ?

Broughton était dans tous ses états.

— Oui, monsieur. L’Impulsif a beau être ancien, et sa coque si mûre qu’elle se disloquerait, j’en ai peur, sans son doublage de cuivre, il reste quand même le bâtiment le plus rapide de la flotte – il y avait de la fierté dans sa voix. L’Aurige a pu aller s’abriter à Carthagène, monsieur. Auquel cas…

Broughton secoua la tête.

— Impossible. Mes corvettes le repéreraient et l’engageraient – il se frottait vigoureusement le menton. Plein est, dites-vous ? Bon sang, nous pourrions peut-être encore le traquer ! – il regarda Herrick. Eh, par Dieu, je n’aurais pas, moi, fait pendre quelques malheureux mutins ! J’aurais pendu toute la bande !

— Je suis porté à le croire, monsieur, répondit Herrick du ton le plus respectueux.

Broughton parut ne pas avoir entendu.

— Signalez à Gillmore de donner immédiatement la chasse. Il a carte blanche pour retenir ou retarder l’Aurige. La Sans-Repos peut continuer de patrouiller à notre vent – il s’adressa à Herrick avec un petit sourire : Puisque votre bâtiment est si rapide, vous allez rester à vue de la Sans-Repos, de manière à pouvoir lui relayer sans délai mes instructions – il le salua sèchement. Je ne vous retiens pas davantage.

Lorsqu’ils furent sortis de la grand-chambre, Herrick demanda :

— Il est toujours comme cela ?

— Le plus souvent, répondit Bolitho – il s’arrêta au pied de l’échelle du gaillard. Comment se débrouille Adam ? Je veux dire, est-ce qu’il…

Herrick le coupa avec un grand sourire.

— Il est prêt à passer son brevet de lieutenant, si c’est à cela que vous pensez – il observa Bolitho, puis lui demanda : Voulez-vous que je vous l’envoie ?

— Oui, merci. Je manque d’officiers – Bolitho souriait, incapable de dissimuler sa joie. Je vous serai très reconnaissant.

— Je lui ai appris tout ce que je sais.

— En ce cas, il est fin prêt.

— J’ai moi-même eu un bon professeur, dit Herrick en souriant jusqu’aux oreilles.

La chaloupe de Herrick avait à peine débordé qu’une multitude de signaux montaient aux drisses de l’Euryale. La Coquette vira de bord avec une grâce de pur-sang, comme si une corde venait d’être coupée pour la libérer des autres navires. Et tandis qu’à bord les matelots montaient des passavants, Bolitho sentit croître en lui une force toute neuve.

— On dirait que le commandant est tout requinqué, observa Partridge.

— On le dirait en effet, acquiesça Keverne.

Il saisit son porte-voix et se hâta de gagner la rambarde.

 

Capitaine de pavillon
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Kent,Alexander-[Bolitho-11]Capitaine de pavillon(1971).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html